Bienvenue à Abidjan, ville de brassage, bouillonnante, vive et créative ! Ville cosmopolite, à l’image de la Côte d’Ivoire, Abidjan se nourrit des influences des peuples venus d’ailleurs, qui représentent environ 25% de la population du pays. Ancienne ou récente, cette immigration provient principalement d’Afrique de l’Ouest, du Nord, d’Europe et du Moyen-Orient et a enrichi la culture culinaire, musicale et vestimentaire ivoirienne. Sur le plan musical, dans les années 1970, l’Orchestre de la Radiodiffusion-Télévision ivoirienne illustrait parfaitement cette diversité : dirigé par Manu Dibango, il a vu éclore des talents tels que Salif Keïta, Mory Kanté ou encore Amadou et Mariam. D’ailleurs, à Abidjan, où l’on trouve à manger à toute heure, alloco, gboflotos, attieke, poisson et poulet braisé côtoient tchep, choukouya, chawarmas et autre garba, sans distinction. Les marchés reflètent aussi cette diversité, et en particulier celui de Treichville, commune souvent qualifiée de petite CEDEAO. Clients et vendeurs de toutes origines s’y croisent et y échangent.
Bienvenue à ABJ ! Intitulée en référence au code IATA qui désigne l’aéroport d’Abidjan, la nouvelle œuvre d’Emeka Ogboh rend hommage à cette vivacité de la capitale économique ivoirienne, à travers des entretiens avec des résidents, qu’ils soient originaires de Côte d’Ivoire ou d’ailleurs. Par cette installation immersive, il nous plonge dans l’expérience sensorielle totale que représentent les marchés : interpellations des vendeurs, négociations des clients, musiques diverses ; couleurs vives et vibrantes des étals ; odeurs puissantes d’épices, de grillades, de volaille vivante ou de poisson fumé ; fruits et légumes, tissus, et autres bijoux que vous pouvez soupeser, tâter, essayer, sont retranscrits à travers le son et la vidéo. Pour illustrer davantage cette fusion culturelle, ABJ retrace le parcours du garba. Créé par des ouvriers nigériens du bâtiment, ce plat qui reflète la fusion des cultures et l’acceptation des influences étrangères dans la cuisine ivoirienne, occupe une place importante dans le quotidien des ivoiriens. Ils y sont attachés au point que le garba est petit à petit devenu un plat national, qu’il soit consommé au « garbadrome » du quartier, ou dans des versions revisitées et plus luxueuses dans de grands hôtels ou restaurants.
Avec ABJ, Emeka Ogboh célèbre les apports à la culture ivoirienne de ceux qui, qualifiés de migrants par les uns et de diasporas par les autres, ont déposé leurs bagages en Côte d’Ivoire, de façon plus ou moins durable. Des bagages que l’on retrouve au cœur de l’installation d’Emeka Ogboh. Qu’on les nomme sacs Tati, « Ghana-Must-Go », ou par toute autre appellation qui leur est attribuée selon le lieu où l’on se trouve, ces sacs emblématiques des migrations africaines servent de support aux projections. Suspendus, comme pour illustrer une immigration nouvelle qui doit encore trouver ses marques dans son pays d’accueil, ils trouvent ensuite leur place au sol, s’imbriquant avec des sacs noirs, caractéristiques de la diaspora qui commerce avec son pays d’origine et y retourne chargée de marchandises diverses. Cette mosaïque, à l’image de la société ivoirienne, reflète le vivre-ensemble qui la caractérise. Les bagages de ceux qui ont quitté leur pays, que ce soit pour des raisons économiques, familiales, ou pour fuir une situation politique et sécuritaire critique, illustration physique d’un patrimoine culturel et émotionnel que leurs propriétaires emportent où qu’ils aillent, se mêlent à ceux du peuple qui les accueille.
Terre d’hospitalité, la Côte d’Ivoire entretient toutefois une relation complexe à son immigration : tantôt encouragée, lorsqu’il fallait faire face à une pénurie de main d’œuvre dans le domaine agricole, tantôt dénigrée et accusée de nombreux maux lorsque le pays s’est enfoncé dans des crises politico-militaires. Pourtant, la Côte d’Ivoire serait-elle aujourd’hui cette puissance économique et culturelle sans ces « frères » qu’elle a accueillis « avec un humanisme à l’africaine, empreint de fraternité », selon les termes de Félix Houphouët-Boigny ? Aujourd’hui, elle accueille près de 34% des migrants d’Afrique de l’Ouest. Alors que sa représentation dans les médias a tendance à amplifier le phénomène de la migration de l’Afrique vers l’Europe, à l’échelle mondiale les Africains ne représentent que 14% des migrants, contre 41% venant d’Asie et 24 % d’Europe. 80° % d’entre eux rejoignent un autre pays du continent.
Terre d’accueil, la Côte d’Ivoire devient de plus en plus une terre de départ. Fin 2023, elle a tristement refait parler d’elle à cause du nombre élevé de ses ressortissants, avérés ou présumés, arrivés de façon illégale sur les côtes européennes. Selon les données de l’agence Frontex, contestées par l’Etat ivoirien, plus de 16 000 Ivoiriens auraient débarqué sur les côtes méditerranéennes au cours de l’année 2023, plaçant la Côte d’Ivoire parmi les cinq principaux d’origine des migrants en situation irrégulière en Europe, après la Guinée (18 335) et la Tunisie (17 412). Ce constat ne doit toutefois pas occulter le fait que la Côte d’Ivoire demeure un pays attractif, comme nous le rappelle Emeka Ogboh avec ABJ. Cette valorisation du pays est une invitation à nous concentrer sur ce qu’il offre de meilleur, et sur ce qui devient le bagage commun de la Côte d’Ivoire : sa richesse culturelle, son hospitalité, ses opportunités économiques et sa gastronomie !
Franco-Ivoirienne, installée à Abidjan depuis 2013, Lucie-Amélie Blocquaux travaille pour des institutions internationales. Elle s’occupe principalement de projets liés à la prévention de la migration irrégulière, et à la réintégration de migrants ivoiriens de retour.